jeudi 1 janvier 2015

“Un succès de Syriza en Grèce servirait de locomotive à la gauche radicale en Europe” -Entretien avec Stathis Kouvélakis


Le 25 janvier les Grecs seront appelés à voter lors d’élections législatives anticipées. La coalition de la gauche radicale Syriza menée par Alexis Tsipras pourrait les remporter. Décryptage avec le professeur de philosophie politique, membre de Syriza, Stathis Kouvélakis. 

La coalition de la gauche radicale Syriza existe depuis 2004, mais on l’a connue en France lors de sa percée électorale aux européennes de 2012, où elle était arrivée deuxième suite à l’explosion du bipartisme traditionnel. Elle pourrait désormais remporter les législatives fin janvier 2015. Comment vous expliquez cette progression fulgurante ? 

Stathis Kouvélakis - Trois facteurs entrent en ligne de compte. Le premier réside dans la violence de la crise économique et sociale en Grèce, et dans la tournure qu’elle a prise suite à la purge austéritaire qui lui a été infligée à partir de 2010 à travers les fameux mémorandum [accords signés par le gouvernement grec avec la Troïka pour parvenir à terme à un autofinancement du pays, ndlr]. 

Le deuxième facteur réside dans le fait que la Grèce – et maintenant l’Espagne – sont les seuls pays où cette crise économique et sociale s’est transformée en crise politique. L’ancien système politique qui reposait sur un bipartisme très stable s’est effondré. 


Le troisième facteur, c’est la mobilisation populaire. 

Ce n’est pas un hasard si les deux pays en Europe où la gauche radicale connaît une envolée sont la Grèce et l’Espagne, c’est-à-dire les pays qui ont connu les plus fortes mobilisations populaires pendant les périodes récentes : en Espagne c’était le mouvement des Indignés, en Grèce c’était un mouvement plus profond et plus prolongé. 

L’essentiel des forces qui se sont libérées des rapports de représentation traditionnels se sont tournées vers les forces de la gauche radicale, tandis qu’une partie de la société, qui est restée en dehors de cette dynamique, s’est tournée vers l’extrême droite radicale, c’est-à-dire le parti néo-nazi Aube Dorée. 

Selon vous il existe donc un lien entre le mouvement social qui s’est manifesté à travers des occupations de places en Grèce et la progression dans les urnes de Syriza ? 

Totalement. Certains ont cru que ces mouvements étaient non seulement spontanés mais anti-politiques, qu’ils se plaçaient en dehors et contre la politique, or s’ils étaient bien dans le rejet de la politique telle qu’elle existait, ils étaient aussi à la recherche d’autre chose. Aussi bien l’expérience de Podemos en Espagne que celle de Syriza en Grèce montre que s’il y a une offre adéquate du côté de la gauche radicale, la rencontre peut se faire. Je vous ai parlé du cadre général, mais il y a aussi des cadres plus subjectifs qui expliquent pourquoi c’est Syriza, et pas le Parti communiste – qui était la principale force de la gauche radicale jusqu’en 2010 – qui a été au centre de cette rencontre. 

Syriza a une culture unitaire, d’ouverture aux mouvements sociaux, elle est en phase avec les évolutions sociales et les expériences nouvelles qui surgissent, ce qui n’est pas le cas du Parti communiste, qui est resté extérieur à cette dynamique. La véritable dynamique autour de Syriza s’est nouée dans un laps de temps très dense, au printemps 2012. C’est à ce moment que Syriza et Alexis Tsipras – avec une dimension personnelle très forte – ont porté le mot d’ordre d’un mouvement de gauche anti-austérité. C’est à partir de ce moment-là que l’on a senti des vibrations de manière quasi-physique, et que les intentions de vote en faveur de Syriza ont fortement augmenté. 

Le succès de Syriza tient donc aussi à la personnalité de son leader, Alexis Tsipras ? 

Tsipras avait émergé avant 2012, à Athènes, en faisant un très bon score aux élections municipales. C’était une première percée importante. Son jeune âge, son visage avenant, et sa capacité d’écoute – chose exceptionnelle parmi les dirigeants politiques – en font quelqu’un qui est considéré comme proche, attentif, en rupture avec l’image du politicien traditionnel, et en même temps porteur de cette radicalité de type nouveau que Syriza essayait de construire en agglomérant différentes cultures, très hétérogènes, de la gauche radicale. Le visage d’Alexis Tsipras était le bon pour incarner cela. Ensuite il a fait un effort pour apparaître crédible en tant qu’homme d’Etat. Ses déplacements à l’étranger, dans des lieux parfois très hostiles à Syriza, visaient à faire passer auprès de l’opinion publique l’image de quelqu’un en mesure de gouverner le pays alors qu’il représentait un parti qui était encore marginal il y a cinq ans seulement. 

Entre 2012 et aujourd’hui, Syriza a-t-elle fait l’expérience de la gestion concrète de communes, de régions, à l’échelle locale ? 

A partir des années 1990-2000 la gauche radicale s’est placée dans une position de refus de toute alliance avec le PASOK [centre-gauche, longtemps dominant, ndlr], c’est pourquoi Syriza et le Parti communiste ne disposaient d’aucune région, et de très peu de municipalités jusqu’à récemment. Désormais il existe un décalage important entre le bon abrupte réalisé par Syriza aux niveaux national et européen, et son implantation locale. Aux municipales et aux régionales [qui ont eu lieu le 25 mai 2012, le même jour que les élections européennes, ndlr], le parti a fait moins que lors des scrutins nationaux et européens. Mais il a néanmoins obtenu un succès majeur, puisque deux régions ont basculé vers Syriza, dont la région Attique, dans laquelle vit un peu moins de la moitié de la population du pays [cette région représente près de 30% des électeurs, ndlr]. 

Si Syriza arrive en tête aux législatives, il lui faudra former une majorité au sein du Parlement : cela sera-t-il possible, et comment ? 

Je n’exclue pas du tout un véritable ras de marrée pour Syriza. Les sondages le placent à 35% des intentions de vote, on n’est donc pas loin de la majorité absolue car dans le système électoral grec, le parti qui arrive en tête bénéficie d’un bonus de cinquante sièges. Il est donc possible et probable que Syriza ait la majorité absolue. Il est vrai que Syriza n’a pas d’alliés évidents : le Parti communiste a refusé toute alliance, le petit parti de centre gauche qui s’appelle Dimar (“Gauche démocratique”), et qui faisait partie de la coalition gouvernementale il y a un an, a été quasiment rayé de la carte, ses rangs sont presque vides, et certains de ses membres pourraient être sur les listes de Syriza aux prochaines élections. 

Cela fera donc effectivement partie des difficultés, mais il ne faut pas perdre de vue que cette question recèle un enjeu politique crucial : certains espèrent modérer les positions de Syriza en comptant sur les concessions qu’elle devra faire pour avoir des alliances. C’est un enjeu que l’électorat grec perçoit, et il pourrait tout aussi bien donner à Syriza une majorité claire pour qu’elle puisse réaliser son programme sans faire de concessions pour former une majorité.

Que pensez-vous de l’attitude de la Nouvelle démocratie (droite au pouvoir) qui joue beaucoup sur la peur des rouges et du chaos face à la perspective d’une victoire de Syriza ? 

Il faut bien comprendre qu’après quatre ans de mémorandum non seulement la droite mais aussi le centre gauche dont il ne reste que des débris sont des formations extrêmement autoritaires, partisanes d’une politique de poigne de fer. Antonis Samaras, l’actuel chef du gouvernement et membre de la Nouvelle démocratie vient de l’aile nationaliste du parti et son entourage est composé de personnes issues en grande partie de l’extrême droite. C’est une droite dure, qui joue sur les réflexes anticommunistes profonds qui existent dans une partie de la population grecque. La rhétorique du gouvernement est donc une rhétorique de la peur : ils n’ont aucun autre argument. Cela s’inscrit dans la vision autoritaire et musclée de leur politique. Si Syriza échoue la perspective qui se dessine pour le pays sera très réactionnaire et autoritaire. 

Quelles sont les priorités de Syriza pour le pays ? 

Il y a quatre chantiers principaux, que je ne classe pas par ordre hiérarchique. 

Le premier consiste en des mesures d’urgence pour faire face aux aspects les plus choquants du désastre de ces dernières années : rétablissement du courant électrique pour tous les foyers, repas pour tous les écoliers dans les cantines, rétablissement d’une couverture santé digne de ce nom – un tiers de la population est actuellement exclue du système de santé ! 

Deuxième chose : démanteler le noyaux dure des mémorandums. Ce démantèlement signifiera le rétablissement du Smig au niveau où il était avant 2010, des conventions collectives et de la législation sociale qui a été entièrement supprimée. Cela va ouvrir un champ d’action pour le monde du travail, et va se traduire par une amélioration immédiate. 

A cela il faut ajouter la suppression des taxes absurdes sur le foncier qui rackettent la population depuis quelques années. Tout cela n’est pas négociable. 

Le troisième chantier est celui de la dette, et là il y aura une négociation. Il n’y a aucune perspective de redressement du pays tant que le service de la dette créé cette machine infernale mise en place par les mémorandums : des coupes sanguinaires sont effectuées dans les dépenses sociales et publiques pour dégager des excédents budgétaires afin de pouvoir rembourser la dette et mettre fin au besoin de son financement. C’est impraticable : jamais les excédents budgétaires ne pourront couvrir le service de la dette, dont le poids a augmenté parce que le PIB s’est effondré – elle s’élève désormais à 175% du PIB. Il faut trouver une solution à cela. Syriza va demander une solution du type de ce qui a été demandé à l’Allemagne en 1953, c’est-à-dire une annulation de la plus grande partie de la dette, et le remboursement du reste à partir d’une close de croissance. 

Mais que va-t-on faire si les européens refusent ? 

Une négociation aura lieu à ce moment-là. Le quatrième chantier consiste à redémarrer l’économie, qui est détruite, pour faire face à au chômage massif de 26% (50% parmi les jeunes) que connaît la Grèce. Seuls des investissements publics peuvent le faire pour l’essentiel. C’est très compliqué, mais il faudra une relance orientée vers des besoins sociaux et environnementaux, à l’opposé de ce qui se fait à l’heure actuelle. 

Pour beaucoup de gens le vote qui aura lieu le 25 janvier aura une dimension continentale. Le Front de gauche en France regarde cela avec beaucoup d’intérêt, de même que Podemos, qui pourrait remporter les législatives en Espagne en 2015. 

Pensez-vous qu’un changement de cap progressif de l’Europe pourrait avoir lieu si des formations de la gauche radicale européenne remportaient des victoires nationales ? 

C’est le pari de Syriza ! C’est un parti profondément internationaliste, qui développe des liens très étroits avec des forces politiques de la gauche radicale mais aussi avec des mouvements sociaux. Les mobilisations sociales, altermondialistes, des années 2000, sont d’ailleurs à l’origine de sa formation. Mais il faut commencer quelque part et ensuite multiplier les fronts. Dans la durée, on ne peut tenir qu’à cette condition là. D’ici là il faudra tenir : les premières semaines et mois seront décisifs. Nous sommes conscients du fait qu’un succès de l’expérience de Syriza servira de locomotive pour la gauche radicale et les mouvements sociaux en Europe, c’est notre raison d’être. 

L’Aube Dorée constitue-t-elle une menace pour les législatives ? Pourrait-elle faire un score important ? 

Entre les élections précédentes et le meurtre du rappeur et militant antifasciste Pavlos Fyssas [assassiné par un membre d'Aube Dorée le 18 septembre 2013, ndlr], le contexte a changé. Les sondages donnaient 15%, parfois même 17% à l’Aube Dorée à l’époque. Cela allait de paire avec sa propagande de rue – des attaques systématiques contre les immigrés, qui se sont étendues petit à petit à des militants politiques. Le meurtre de Pavlos Fyssas a été un tournant. A partir de là, la direction d’Aube Dorée a dû faire face à une répression dont son activisme local a pâti. La présence de rue du parti est plus discrète qu’avant. Il a été frappé d’une illégitimité publique très forte, mais il se replit sur un noyau électoral qui reste relativement stable et très substantiel. Il représente donc tout à fait une menace pour l’avenir, surtout si Syriza échoue. Mais la dynamique a été cassée à ce moment-là par la réaction d’autodéfense de la société mais aussi de l’Etat face à cette offensive qu’ils avaient lancé à l’automne 2013. Aube Dorée demeure une donnée extrêmement importante de l’équation. 

Propos recueillis par Mathieu Dejean, pour le journal Les Inrocks


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