mercredi 18 novembre 2015

Attentats: «De quelle guerre s’agit-il ?», par Etienne Balibar


Nous sommes en guerre. Ou plutôt nous sommes tous désormais dans la guerre. Nous portons des coups, nous en recevons. Après d’autres, avant d’autres, hélas, prévisibles, nous en payons le prix et nous en portons le deuil. Car chaque mort est irremplaçable. Mais de quelle guerre s’agit-il? 

Il n’est pas simple de la définir, car elle est faite de plusieurs types, accumulés avec le temps, et qui paraissent inextricables. Guerres d’Etat à Etat (voire à pseudo-Etat, comme Daech). Guerres civiles nationales et transnationales. Guerre de «civilisations», ou du moins se pensant comme telle. Guerre d’intérêts et de clientèles impérialistes. Guerre de religions et de sectes ou justifiées comme telles. 

C’est la grande stasis [1] du XXIe siècle, qu’on comparera plus tard – si on en sort – à ses lointains modèles: la guerre du Péloponnèse, la guerre de Trente Ans, ou la «guerre civile européenne» de 1914-1945… 

En partie issue des interventions américaines au Moyen-Orient, avant et après le 11 septembre 2001, elle s’est intensifiée par la poursuite de ces interventions, auxquelles participent désormais surtout la Russie et la France, chacune avec ses objectifs. Elle plonge aussi ses racines dans la féroce rivalité entre des Etats qui aspirent tous à l’hégémonie régionale: Iran, Arabie saoudite, Turquie, voire Egypte, et d’une certaine façon Israël – la seule puissance nucléaire pour le moment. 

Dans une violente abréaction collective, elle précipite tous les comptes non soldés des colonisations et des empires: minorités opprimées, frontières arbitrairement tracées, ressources minérales expropriées, zones d’influence, gigantesques contrats d’armement. Elle cherche et trouve à l’occasion des soutiens dans les populations adverses. 

Le pire, c’est qu’elle réactive les «haines théologiques» millénaires: les schismes de l’islam, l’affrontement des monothéismes et de leurs succédanés laïques. 


Aucune guerre de religion, redisons le clairement, n’a ses causes dans la religion elle-même: toujours il y a «par en dessous» des oppressions, des conflits de pouvoir, des stratégies économiques. La trop grande richesse, la trop grande misère. 

Mais quand le «code» de la religion (ou de la «contre-religion») s’en empare, la cruauté peut excéder toute limite, car l’ennemi devient anathème. Des monstres de barbarie ont surgi, qui se renforcent par la folie de leur violence même – comme Daech avec ses décapitations, ses viols de femmes réduites en esclavage, ses destructions du trésor culturel de l’humanité. Mais d’autres barbaries apparemment plus rationnelles prolifèrent aussi, comme la «guerre des drones» du président Obama, dont il est désormais avéré qu’elle tue neuf civils pour un terroriste. 

Dans cette guerre nomade, indéfinie, polymorphe, dissymétrique, les populations des «deux rives» de la Méditerranée sont prises en otage. Les victimes des attentats de Paris, après Madrid, Londres, Moscou, Tunis, Ankara, Beyrouth avec leurs proches et leurs voisins, sont des otages. 

Les réfugiés cherchant l’asile ou trouvant la mort par milliers en vue des côtes d’Europe, sont des otages. Les Kurdes mitraillés par l’armée turque sont des otages. Tous les citoyens des pays arabes sont des otages, dans la tenaille de fer que constituent la terreur d’Etat, le jihadisme fanatique, les bombardements étrangers. 

Alors que faire? A tout prix, d’abord, réfléchir en commun, résister à la peur, aux amalgames, aux pulsions de vengeance. 

Prendre, évidemment, toutes les mesures de protection civile et militaire, de renseignement et de sécurité, nécessaires pour prévenir les actions terroristes ou les contrecarrer, si possible aussi juger et punir leurs auteurs et leurs complices. Mais, ce faisant, exiger des Etats «démocratiques» la plus grande vigilance contre les actes de haine envers ceux des nationaux et des résidents qui, du fait de leurs origines et de leurs croyances ou de leurs mœurs, sont désignés comme «l’ennemi intérieur» par les patriotes autoproclamés. Et encore: exiger des mêmes Etats que, dans le moment où ils renforcent leurs dispositifs de sécurité, ils respectent les droits individuels et collectifs qui fondent leur légitimité. L’exemple du Patriot Act et de Guantánamo montre que ce n’est pas facile. 

Mais surtout: remettre la paix à l’ordre du jour, si difficile à atteindre qu’elle puisse paraître. Je dis la paix, pas la «victoire»: la paix durable, équitable, non de lâcheté et de compromis, non de contre-terreur, mais de courage et d’intransigeance. La paix pour tous ceux qui y ont intérêt, des deux côtés de cette mer commune qui a vu surgir notre civilisation, mais aussi nos conflits nationaux, religieux, coloniaux, néocoloniaux et postcoloniaux. 

Je ne me fais aucune illusion quant à la probabilité de réalisation de cet objectif. Mais je ne vois pas comment, hors de l’élan moral qu’il peut inspirer, les initiatives politiques de résistance à la catastrophe pourraient se préciser et s’articuler. J’en donnerai trois pour exemple. 

A l’un des bouts de la chaîne, la restauration d’une effectivité du droit international, et par conséquent de l’autorité des Nations unies, réduite à néant par les prétentions de «souveraineté» unilatérale, la confusion de l’humanitaire et du sécuritaire, l’assujettissement à la gouvernance du capitalisme mondialisé, la politique des clientèles qui a succédé à celle des blocs. 

Il faut donc ressusciter les idées de sécurité collective et de prévention des conflits, ce qui suppose une refondation de l’organisation – sans doute à partir de son Assemblée générale et des «coalitions régionales» d’Etats, au lieu de la dictature de quelques puissances qui se neutralisent entre elles ou ne s’allient que pour le pire. 

A l’autre bout de la chaîne, l’initiative des citoyens pour traverser les frontières, surmonter les oppositions de croyances et d’intérêts communautaires – ce qui suppose d’abord de les exprimer sur la place publique. 

Rien ne doit être tabou, mais rien ne doit être imposé d’un seul point de vue puisque, par définition, la vérité ne préexiste pas à l’argumentation et au conflit. Il faut donc que les Européens de culture laïque ou chrétienne sachent ce que les musulmans pensent de l’utilisation du djihad pour légitimer des entreprises totalitaires et des actions terroristes, et des moyens qu’ils ont d’y résister «de l’intérieur». 

Comme il faut que les musulmans (et les non-musulmans) du sud de la Méditerranée sachent où en sont arrivées les nations du «Nord», autrefois dominantes, pour ce qui est du racisme, de l’islamophobie, du néocolonialisme. Surtout il faut que les «Occidentaux» et les «Orientaux» construisent ensemble le langage d’un nouvel universalisme, en prenant le risque de parler les uns pour les autres. 

La fermeture des frontières, leur imposition au détriment du multiculturalisme des sociétés de toute la région, c’est déjà la guerre civile. Mais dans cette perspective, l’Europe a virtuellement une fonction irremplaçable, qu’il lui faut remplir en dépit de tous les symptômes de sa décomposition actuelle, ou plutôt pour y remédier dans l’urgence. Chaque pays a la capacité d’entraîner tous les autres dans l’impasse, mais tous ensemble pourraient dessiner des issues et construire des garde-fous. 

Après la «crise financière» et la «crise des réfugiés», la guerre va tuer l’Europe, à moins que l’Europe n’existe face à la guerre. C’est elle qui peut travailler à la refondation du droit international, veiller à ce que la sécurité des démocraties ne se paye pas du renversement de l’Etat de droit, et chercher dans la diversité des communautés installées sur son sol la matière d’une nouvelle forme d’opinion publique. 

Exiger de ses citoyens, c’est-à-dire de nous tous d’être à la hauteur de ces tâches, est-ce donc demander l’impossible? Peut-être, mais c’est dire aussi la responsabilité qui nous appartient pour faire advenir ce qui est encore possible ou le redeviendra. ___ 

[1] Terme des «anciens Grecs» qui nomme une crise politique, sociale, morale qui est le produit de heurts au sein d’une cité-Etat, entre autres entre les «pauvres» et les «riches». (Réd. A l’Encontre)

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