samedi 20 février 2016

Contre la logique de guerre, notre boussole doit être la solidarité avec les peuples, par Emre Öngün, Olivier Mollaz, François Calaret

 
La situation internationale percute les débats de la gauche française. La crise syro irakienne, l’émergence de l’État Islamique, la participation de la France à l’intervention militaire américaine pose des problèmes d’orientation importants qui traversent Ensemble. Nous devons travailler à construire une orientation commune pour notre mouvement sur une question inscrite dans la période politique. Car au fond ce débat pose la question de ce qu’est aujourd’hui l’internationalisme. Quelques propositions :

1) Nous sommes pour l’unité des peuples et contre l’affrontement interconfessionnel et intercommunautaire 

Être du côté des peuples est le point de départ de toute orientation qui vise l’émancipation humaine. Dans la crise syro – irakienne qui inclut désormais la Turquie, c’est la situation concrète des peuples kurdes, syriens, irakiens et des différentes minorités nationales qui est le critère de pertinence de toute proposition. De ce point de vue, il faut prendre en compte l’enchevêtrement de la situation qui recouvre « plusieurs guerres » qui ne sont pas toutes de même nature :

- La guerre civile irakienne qui s’enracine dans les conséquences de l’occupation américaine depuis 2003. À ce sujet, il serait utile de revenir sur la politique menée par le gouvernement français depuis 10 ans, notamment par Nicolas Sarkozy, Bernard Kouchner et l’ambassadeur français en Irak Boris Boillon (1), qui se sont focalisés sur l’influence économique des firmes françaises comme Total, en s’appuyant sur le régime très contesté de Nouri Al Maliki dont la politique sectaire et répressive a fortement contribué à l’émergence de l’État Islamique

- La guerre menée par Bachar El Assad contre le soulèvement populaire menée par le peuple syrien. Il faut prendre la mesure que cette guerre qui a fait entre 250 000 et 470 000 morts, 200 000 prisonniers dans les geôles syriennes (avec plus de 6 000 prisonniers morts sous la torture depuis 2011) et des millions de réfugiés, est le nœud de toute la crise régionale. C’est dans le cadre de cette guerre menée par le régime contre son propre peuple que l’État Islamique a pu s’enraciner. Al-Assad et Daesh ont en commun aujourd’hui d’être deux forces « contre-révolutionnaires » complémentaires, qui toutes deux combattent les forces de résistance issues d’un processus révolutionnaire.

- La lutte menée par le peuple kurde qui se bat d’une part contre l’État Islamique en Syrie et en Irak et qui est confronté à une guerre civile dont l’initiative a été prise par l’État Turc persécutant des portions du Kurdistan se trouvant sur son territoire.

- La complexité de la situation est renforcée par le jeu des rivalités régionales et internationales. L’Iran, la Russie et le Hezbollah (ce dernier étant toujours confronté aux menaces de l’État d’Israël) sont massivement intervenus en Syrie pour combattre la révolte populaire et soutenir Bachar El Assad, et en Irak contre Daech. Les États Unis et leurs alliés – dont la France – ont engagé des bombardements aériens contre Daech en Syrie et en Irak. Enfin les rivalités entre l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Turquie s’exporte dans le cadre de ce conflit.


Cette situation ne peut donc se réduire à un peuple opprimé face à un État oppresseur, il y a une pluralité d’acteurs nationaux et régionaux et une pluralité de logiques de puissances qui sont à l’œuvre. Ainsi, il n’est pas possible de déterminer une position sans avoir une vision globale de la région en lien avec les enjeux mondiaux. La logique en cours, et que nous devons combattre, est celle de l’affrontement selon un axe confessionnel (sunnites vs chiites et autres), national (turcs vs kurdes, kurdes vs arabes) construits et instrumentalisés par des forces contre-révolutionnaires trouvant des alliés, ou du moins des appuis, chez ceux qui subissent des persécutions par d’autres forces contre-révolutionnaires. 

2) Défaire l’État Islamique

Il faut prendre la mesure de ce que représente aujourd’hui ce phénomène politique mondial que constitue Daech et l’essor du terrorisme djihadiste. C’est un combat politique, social, idéologique de longue haleine qui est devant nous. S’attaquer aux racines qui ont rendu possible l’État Islamique suppose de ne pas le réduire à une cohorte de « barbares » qu’il faudrait « éradiquer », comme nos gouvernements le font. Cela suppose également de mener une critique systématique de toutes les positions complotistes qui assimilent Daech à une « création-des-Etats-Unis-qui-leur-permet-de-justifier-leur-domination ».

Daech, comme hier Al Qaïda (avant de nouvelles formes demain ?) représente un courant politique en tant que tel qui porte une forme de réponse à la mondialisation capitaliste et aux agressions impérialistes. Cette réponse est un projet de société totalitaire qui refuse toute forme de pluralisme, de démocratie d’égalité des droits. Si l’essor de Daech se nourrit des politiques des grandes puissances au Moyen Orient (occupation américaine de 2003, intervention occidentale de juin 2014, intervention russe de septembre 2015) et des régimes dictatoriaux locaux (notamment Bachar El Assad), il s’agit d’un acteur qui a sa propre autonomie. Ses objectifs et les massacres qu’il commet ne sont pas seulement « une réaction » aux interventions occidentales mais obéissent à son propre agenda. Les attentats menés en Tunisie, au Liban, en Indonésie … et dans de nombreux pays qui ne sont pas en guerre, témoignent  de la nature profondément réactionnaire de ce courant politique. Or, la défaite d’un courant politique ne peut être in fine réalisée que politiquement. Cela n’est possible qu’avec une solution politique crédible pour tous les peuples de la région et notamment les arabes sunnites d’Irak et de Syrie. 

3) S’opposer à la logique de puissance de l’État français

La question de l’intervention militaire française au Moyen Orient nous concerne particulièrement et structure le débat national. La politique étrangère française est insuffisamment débattue y compris au sein de la gauche et du mouvement social, trop souvent réticente à s’emparer de ces sujets. Les principaux courants de la gauche française comptent un lourd passif de soutien aux  politiques coloniales et impériales de l’État français. Cela entraîne parfois une réaction d’opposition systématique qui traduit une forme d’impuissance à agir sur le réel. Il faut traiter les questions de politique étrangère comme les questions sociales et démocratiques : développer notre propre vision des problèmes, s’opposer à toute mesure et initiative qui sont contraires aux intérêts des peuples, soutenir les propositions qui renforcent les capacités des peuples à intervenir par eux-mêmes.
Aujourd’hui, alors que nous assistons à une tentative de redéploiement de la puissance française (alliance renforcée avec les régimes dictatoriaux saoudiens, égyptiens…opération Barkhane au Sahel…) il faut, pour être audible à une large échelle, ne pas s’adresser seulement aux convaincus. La critique de la politique étrangère française doit se faire à partir des conséquences qu’elle provoque sur les peuples. Les exemples concrets ne manquent pas. 

La « diplomatie du Rafale » est une honte pour le pays qui montre que les gouvernements français n’ont rien compris des printemps arabes. Michèle Alliot-Marie proposait à Ben Ali le « savoir-faire français » en matière de maintien de l’ordre. Laurent Fabius et Jean Yves le Drian vendent hélicoptères et avions de chasses aux régimes dictatoriaux saoudiens et égyptiens. L’Union Européenne a signé un accord avec le régime turc qui persécute le Kurdistan et réprime l’ensemble de son opposition démocratique. Les dirigeants français n’ont pas émis la moindre velléité de critique envers Erdogan. Autre exemple : le « tournant diplomatique » opéré par François Hollande qui donne la priorité au combat contre Daech sur l’opposition à Bachar El Assad est d’un cynisme absolu. Cela revient à considérer les aspirations du peuple syrien comme quantité négligeable et à les étouffer sous des manœuvres politiciennes qui renforcent les crises régionales.

Surtout c’est une « logique de guerre » dans laquelle la société française est entraînée. Face au développement des crises internationales, la réponse des gouvernements devient, par impuissance ou par refus de traiter la racine des problèmes, d’envisager des interventions militaires systématiques. 

La « guerre sans limite » des néo-conservateurs américains reposaient au moins sur des considérants idéologiques (exporter la démocratie, le projet de « Grand Moyen Orient ») tandis que la « guerre sans fin » de Valls et Hollande devient une réponse systématique, quasi mécanique. Rappelons qu’une intervention militaire avait même été envisagée au Nigéria face à Boko Haram, et que la question revient d’une nouvelle intervention militaire occidentale en Libye…

Où cela va-t-il s’arrêter ? Le défi est de rendre possible une autre logique qui porte d’autres réponses, que le traitement militaire sans fin qui nous est proposé. Face au double péril des guerres impériales et du terrorisme djihadiste, c’est la solidarité internationale concrète entre les peuples qu’il y a urgence à faire renaître.

4) Alternative politique et internationalisme concret

L’urgence pour ouvrir le débat à une échelle large et rendre possible une implication populaire est de montrer qu’une autre politique est possible. Il ne peut y avoir d’opposition à l’hégémonie idéologique guerrière sans ouvrir d’autres chemins. Cela suppose de ne pas céder à une logique de repli sur soi et de désintérêt pour le sort des autres peuples en se recroquevillant sur notre hexagone. La clé réside dans les liens que le mouvement social, les associations, les syndicats pourront nouer avec les forces vives existantes dans les pays touchées par des conflits militaires, de populariser leurs demandes, de rendre perceptibles les intérêts communs entre les peuples.

Dans la crise syro-irakienne, le point crucial, se joue dans l’évolution des forces de résistances kurdes et syriennes qui combattent militairement l’État Islamique et le régime de Bachar El Assad, pour les rebelles syriens. Les États Unis et leurs alliés ont toujours envisagé le « soutien » à ces forces comme une variable d’ajustement dans le « Grand jeu » géopolitique pour l’influence sur la région face notamment à la Russie et l’Iran. Sans prétendre se substituer aux forces de résistance et syriennes ni intervenir à leur place, une véritable politique de gauche déploierait un soutien massif et déterminé à ces forces notamment en répondant au manque de matériels militaires et médicaux, pour leur permettre de prendre le dessus sur le terrain et contribuer à ce que les peuples de la région prennent leur destin en main. Alors que se déroulent en ce moment un simulacre des négociations à Genève que certains veulent voir aboutir à une paix des « cimetières » et à une reconnaissance de Bachar El Assad sur le sang de son peuple, c’est la double exigence de paix et de justice  pour les peuples qui doit prévaloir à la nécessaire solution politique à construire.

Dans ce contexte, il n’y a pas de réponse évidente et c’est un travail de longue haleine qui se situe devant nous. Prenons conscience que le choix des mots est essentiel car il détermine le terrain sur lequel on se place. C’est pourquoi on ne peut se limiter aujourd’hui à la construction d’un « mouvement anti guerre », comme le propose le texte fondateur du Collectif « ni guerre, ni état de guerre ». Même si Ensemble doit se situer sur un terrain de dialogue constructif avec cette initiative. 

Le combat contre notre propre impérialisme reste un élément indispensable de toute politique anti-guerre mais il ne saurait suffire. Dans le cas de la crise syrienne un processus révolutionnaire est noyé dans le sang par le régime d’Al-Assad porté à bout de bras par les troupes iraniennes ou le Hezbollah et, par le pilonnage de l'aviation russe. Dans un tel cas de figure, le « défaitisme révolutionnaire » contre notre gouvernement français ne signifie pas une position internationaliste. 

Là, l’internationalisme nécessite une critique de la politique française tout en condamnant les forces contre-révolutionnaires agissant localement et en traçant des alternatives au sujet desquelles nous avons émis des propositions précédemment. C’est la reconstruction d’un véritable internationalisme qui est en jeu pour les forces de gauche. 

À son échelle, Ensemble, à travers le travail déjà engagé de solidarité avec les Kurdes, avec la révolution syrienne, peut y contribuer. Cela pourrait être l’objet d’initiatives publiques d’Ensemble de plus grande ampleur. Mais cela suppose de clarifier un minimum l’orientation que nous voulons défendre.

Emre Öngün, Olivier Mollaz, François Calaret
Notes :
1 : quelques citations de Boris Boillon témoignent de l’état d’esprit de des dirigeants français dans une période où s’est nouée la crise actuelle : « La reconstruction en Irak est le marché du siècle : 600 milliards de dollars ! La France doit être aux avant-postes. » (Challenge)  « Je ne suis pas qu’un ambassadeur économique mais en 2010, on a exporté pour 800 millions de dollars, presque trois fois plus qu’en 2008. Et pour moi le mot entreprise n’est pas une insulte. (...) Mission accomplie ! Avec une équipe de dix personnes, on a fait aussi bien… que l’ambassade américaine, où ils sont 3000 ! » ou encore  « L’Irak est le vrai laboratoire de la démocratie dans le monde arabe. C’est là que se joue l’avenir de la démocratie dans la région. Potentiellement, l’Irak peut devenir un modèle politique pour ses voisins. Et, qu’on le veuille ou non, tout cela a été obtenu grâce à l’intervention américaine de 2003. » (Source : wikipedia)

2 : http://www.liberation.fr/debats/2016/01/28/pour-l-arret-des-interventions-militaires-francaises_1429625

C’est connu, la première victime de la guerre est la vérité. La précision de tout argument est essentielle. L’appel publié dans Libération questionne, à juste titre, le nombre de victimes civiles que provoquent les bombardements français. Mais pourquoi juxtaposer à cette idée une référence au chiffre de « 4000 » victimes sans qu’on sache de qui il s’agit ni des sources précises ? Voici de notre côté les données que nous avons pu trouver : au 1er décembre 2015  le collectif de journaliste d’investigation « Airwars » recense entre 682 et 2104 civils tués par la coalition menée par les États Unis (en 13 mois d’opérations, 8599 frappes dont environ 5% de frappes françaises) ; au 20 janvier 2016, selon l’observatoire syrien des droits de l’homme, les bombardements russes ont provoqué (en 4 mois) la mort  de 1 015 civils, 1141 rebelles syriens, 893 membres de Daech. Le travail essentiel d’établissements de tels faits doit se mener sérieusement sans déformation et en prenant compte l’ensemble des opérations menées, si on ne veut pas desservir le combat que l’on prétend mener. Sources :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_civile_syrienne

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