mercredi 16 mars 2016

Fascisme, un vent européen, par Guillaume Liégard


La progression électorale de Alternative pour l’Allemagne (AfD), ce week-end le confirme : l’émergence des extrêmes droites n’est pas un phénomène spécifiquement français. Mais, en France, elle prend appui sur une tradition fasciste longtemps minorée.

Il est des synchronisations politiques qui soulignent l’air du temps. 1968 vit la conjonction de trois événements majeurs : le printemps de Prague en Tchécoslovaquie, l’offensive du Têt au Viet-Nam et le Mai 68 français. Le mouvement ouvrier et les forces progressistes semblaient alors accumuler les victoires. L’idée que demain serait mieux qu’hier relevait de l’évidence. 


Ce début de siècle fait moins envie. L’ensemble de la planète apparaît comme marqué d’une fièvre identitaire qui s’étend à mesure que progresse l’uniformisation marchande. De la vieille alternative “socialisme ou barbarie” énoncée pour la première fois en 1916 par Rosa Luxembourg, seule la seconde semble encore en course, chaque jour plus effrayante. 

Fondamentalistes de tous pays 

Les régressions identitaires, souvent adossées à des courants politico-religieux, ont partout le vent en poupe : de l’Inde où, après la victoire du BJP, un homme impliqué dans des pogroms est nommé premier ministre, au Proche-Orient où des courants fondamentalistes religieux prospèrent sur les ruines de la gauche arabe. En Europe, des organisations d’extrême droite ou national-xénophobes accumulent les succès, élections après élections. 

Chaque cas trouve ses ressorts dans une histoire nationale singulière, mais la concordance des phénomènes est trop générale pour ne pas avoir, aussi, une explication de portée plus large. 

Vainqueur par K.O., le capitalisme dans sa version néolibérale règne désormais sans partage sur l’ensemble de la planète. Le rêve d’un marché mondial aux règles unifiées permettant de déployer les capitaux au gré des opportunités n’est pas seulement illusoire, il est profondément dangereux. 

Pour un nombre croissant de pays, ces politiques déchirent le tissu social et génèrent instabilité et état de crise permanent : une société ne peut être durablement dominée sans médiation, sans compromis et sans légitimité. 

Sur le Vieux Continent, l’intensité de la crise économique et la montée des formations d’extrême droite ne sont pas strictement liées. Les succès du FPÖ en Autriche, de l’UDC en Suisse ou du parti des Vrais Finlandais rappellent qu’on peut connaître la prospérité et verser dans la régression nationaliste identitaire. 

À l’inverse, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Irlande formulent des réponses progressistes. La Belgique est un cas d’école : la gauche réalise ses meilleurs scores dans une Wallonie sinistrée, quand le N-VA chauvin accumule les succès électoraux dans une Flandre en situation de quasi plein emploi. L’effondrement du mouvement ouvrier et le recul de l’Europe, dominante il n’y a pas si longtemps, sont en vérité les ingrédients d’un cocktail explosif. 

Fascisme de souche 

En France, ce contexte européen et international offre un espace nouveau à l’extrême droite. Mais il n’explique pas totalement le succès du FN. Si cet air du temps rencontre un tel écho, c’est qu’il s’enracine dans l’histoire du pays. 

Le communisme en France n’a jamais été la simple transposition nationale du souffle de la Révolution russe. Il puisa sa force de l’alliage entre une tradition issue de la Révolution française et l’inspiration de la Révolution d’octobre [1]. 

Il en va de même pour l’extrême droite. Sa place dans la vie française est ancrée depuis le XIXe siècle. Car la France n’est pas seulement le pays de la Révolution française et du Front populaire, mais aussi celui de l’affaire Dreyfus et du régime de Vichy. 

Contrairement aux thèses de René Rémond sur la quasi immunité de la France au fascisme, réduit à un produit d’importation passager, l’historien israélien Zeev Sternhell a vu dans la France le berceau européen des idées fascistes. Dans sa préface à Ni droite, ni gauche, l’idéologie fasciste en France, il souligne « le poids du processus de fascisation de la droite intellectuelle dans la création d’un climat qui a permis l’emprise du fascisme ». Sans même aborder le rôle d’un Taine ou d’un Renan, de Barrès et Drumont dès la fin du XIXe siècle, Maurras, Céline, Brasillach ou Drieu La Rochelle inventent au cours de la première partie du XXe siècle les mots et le corps d’un fascisme de souche, qu’il s’appuie ou non sur la vieille tradition de l’antilibéralisme catholique. 

Battus, marginalisés politiquement après la seconde guerre mondiale, ces courants n’ont pas pour autant disparu. Tapis dans l’ombre, ils ont attendu leur heure. Pendant plusieurs décennies, les réseaux catholiques intégristes ont ainsi caché le milicien Paul Touvier. Dans la période récente, ces courants, considérés il y a peu encore comme la queue de comète d’un catholicisme à bout de souffle, ont trouvé les moyens de ressurgir. La Manif pour tous a su mobiliser et entraîner certaines couches de la jeunesse. Ces nouveaux militants sont là pour de nombreuses années. 

Nationalisme ethnique 

Il y a un peu plus d’un an, le livre d’Éric Zemmour, Un suicide français connaissait un succès fulgurant en librairie malgré les énormités historiques qu’il contenait. Le climat idéologique a pris une telle tournure que le site d’information Slate titrait récemment : “Quand Zemmour et le Fig Mag sonnent le rappel du maurassisme”. 

Autre symptôme : Philippe de Villiers, qu’on imaginait disparu, connaît lui aussi un large succès avec ses mémoires parus cet automne, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu. Le chantre du souverainisme et du catholicisme traditionnel prolonge cette tradition qui fusionne nationalisme et principes contre-révolutionnaires, dont le principal penseur est Charles Maurras. 

L’historien Laurent Joly, spécialiste de l’Action française, met en évidence les liens de filiation entre une partie de la droite et de l’extrême droite avec Maurras [2]. La théorisation d’un “nationalisme ethnique” par les fondateurs de l’Action française a trouvé de nouveaux épigones, aujourd’hui, au sein du parti Les Républicains. Les propos de Nadine Morano sur la « France pays de race blanche » ont été jugés outranciers, mais qui oserait prétendre qu’ils ne correspondent pas à ce que pensent, à bas bruits, beaucoup de militants et de cadres de la principale formation de la droite parlementaire ? 

Le fascisme est un hydre caméléon se métamorphosant sans cesse. Hier comme aujourd’hui, il a su polariser des couches sociales très différenciées, réunir dans un même mouvement des couches plébéiennes déclassées et de grands noms de la vie intellectuelle. 

« Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau », analysait Trotsky après la victoire d’Hitler en 1933. Prémonitoire, l’érudite introduction à un recueil de textes sur le fascisme de Patrick le Tréhondat, Robi Morder et Patrick Silberstein s’intitule Dernière station avant l’abattoir [3]. 

Il est encore temps de prendre la mesure de tout ce qui doit changer, à condition de faire, et vite. 

Article extrait du dossier du numéro d’hiver de Regards, "FN, pourquoi eux ?". 

Notes [1] Lire Le rouge et le bleu, par Roger Martelli, éditions de l’Atelier 1995. 

[2] Naissance de l’Action française, par Laurent Joly, Grasset 2015. 

[3] Léon Trotsky : Contre le fascisme. 1922-1940, Syllepse 2015.

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