vendredi 22 avril 2016

Turquie-Syrie-Kurdes-Europe : écueils et cercle vicieux, par Emre Ongün (Ensemble!)


La difficulté pour l’analyse de la situation au Proche-Orient (Syrie, Turquie, Irak avec des prolongations vers la question palestinienne) n’est pas principalement l’accès à l’information. Même s’il existe un réel problème d’accès pour les journalistes ou les chercheurs au territoire contrôlé par l’Etat Islamique et de ses troupes, des informations fiables sont régulièrement disponibles hors de ce territoire et sur les fronts. 

La difficulté vient plutôt du fait que des acteurs représentants les intérêts des opprimés et des exploités dans leur espace national puissent agir en coordination avec des forces contre-révolutionnaires d’autres pays. Il en est ainsi pour des forces issues de l’insurrection du peuple syrien avec le gouvernement turc, il en est de même pour les forces kurdes du PKK-KCK avec le régime d’Al-Assad et ses alliés russes et du Hezbollah. 


L’écueil est double : 

- tordre la réalité au point de considérer d’oublier ou de minimiser le caractère contre-révolutionnaire d’Al-Assad ou d’Erdogan parce qu’ils ont des alliés qu’il serait légitime de soutenir, 

- ne voir dans des acteurs représentants les intérêts des opprimés et des exploités dans leur espace national qu’à travers le prisme de leur collaboration avec des régimes contre-révolutionnaires en oubliant qu’ils sont eux même confronté à « leurs » régimes contre-révolutionnaires. 

Cela reviendrait, par exemple, à assimiler toute les forces insurgées syriennes à Daesh ou al Nosra, à ne voir dans l’ASL qu’une projection du gouvernement turc et dans le PKK-KCK un supplétif d’Al Assad… 

Le raisonnement sur ce deuxième point peut en un sens s’étendre également au Hezbollah, soutien d’Al-Assad, mais dont il s’agit de ne pas oublier qu’il représente une force de résistance face à la menace de l’Etat d’Israël pour la région. 

Le problème est donc qu’une position globale à l’échelle de cette région ne se traduit pas par un bloc d’organisations de différents pays. Ainsi, il s’agit de ne pas se voiler la face quant au rôle négatif qu’a pu avoir le PKK-KCK en Syrie. Il convient également de ne pas passer sous silence que le discours du PKK s’appropriant les attentats du TAK contre des civils à Ankara est calamiteux à tous points de vue. 

Néanmoins, cela doit toujours être accompagné du rappel que c’est bien le régime d’Erdogan qui est responsable de la guerre civile en ayant mis unilatéralement fin au processus de paix et institué la terreur d’Etat au Bakur (Kurdistan nord se trouvant dans les frontières de l’Etat turc). 

Or, dans un pays où la majorité des kurdes à réprimer vit dans l’ouest du pays, cette guerre civile signifie non seulement un autoritarisme croissant mais également une mutation fascisante. C’est-à-dire la mobilisation non seulement de l’Etat mais également de secteurs de la société prêts à des initiatives d’autant plus dures qu’elles sont plus ou moins couvertes par le régime. 

Les exemples en sont innombrables (agressions, lynchages d’étudiants kurdes à l’université…) C’est le premier ministre de ce régime, Ahmet Davutoglu, qui était à Strasbourg cette semaine pour prononcer une allocution au Conseil de l'Europe, à l'invitation du président de l'Assemblée parlementaire du Conseil, une nouvelle péripétie de l’odieux marchandage sur le dos des migrants entre les dirigeants européens et le gouvernement turc. 

En effet, depuis que la Turquie a accepté le rôle de sous-traitant des migrants pour l’Europe, son régime est tellement « reconnu » par les dirigeants européens que les négociations pour l’adhésion à l’UE ont repris. 

Or, cette légitimation est meurtrière, elle signifie un blanc-seing aux états de siège meurtriers des communes kurdes frontalières avec la Syrie par l’armée turque et ses supplétifs, à l’incarcération d’universitaires s’opposant à cette politique, aux politiques de répression en général… mais pas seulement. 

Cette politique des dirigeants européens contribue également à légitimer deux phénomènes de fond qui se complètent. 

Le premier est celui de blanchir ce régime de sa collaboration avec les groupes pro-Daesh responsables de carnages contre l’opposition démocratique. En effet, ce qui reste de presse indépendante a établi de manière définitive ce qui ne faisait guère de doute : les autorités turques étaient au courant de l’attentat suicide qui a tué plus d’une centaine de personnes au meeting pour la Paix, la Démocratie et le Travail regroupant l’ensemble des forces de l’opposition démocratique un mois avant les élections de novembre 2015. Les autorités étaient même informés du nom de l’auteur de l’attentat… 

Cela illustre l’interpénétration entre les forces de sécurité de l’Etat et des groupes pro-Daesh, un phénomène qui se manifeste également dans les zones en état de siège au Bakur qui sont des zones de total non-droit. 

Le deuxième est un tournant dans la mutation du régime turc : un changement constitutionnel « provisoire » qui permettrait de lever l’immunité parlementaire des députés HDP. 

Dans ce contexte de guerre civile, la direction du HDP maintient sa ligne pro-paix (et de gauche), n’hésitant pas à se mettre en porte à faux avec la direction du PKK… mais perdant des soutiens dans l’Ouest du pays dans ce contexte malgré tout. 

En tant qu’opposition la plus conséquente à grande échelle, le HDP est la cible principale de l’AKP. La plupart des députés dirigeants du HDP sont poursuivis en justice. La levée de l'immunité parlementaire est donc une étape décisive. Face à cette situation, l’AKP bénéficie du soutien de l’opposition ultranationaliste du MHP (qui n’a guère plus d’espace politique)… et du « centre-gauche » CHP (membre de l’Internationale Socialiste). Ne se contentant plus d’une opposition verbale, platonique, la direction du CHP a cette fois suivi l’AKP pour cette modification constitutionnelle… tout en reconnaissant que cette mesure serait « inconstitutionnelle »… 

Ce parti confirme qu’il est fondamentalement et historiquement lié à l’étatisme nationaliste avec des éléments de discours démocratique (voir http://www.contretemps.eu/interviews/turquie-panorama-perspectives-entretien-emre-%C3%B6ng%C3%BCn question 5). 

La levée parlementaire des députés HDP et leur condamnation signifierait la fermeture de l’espace politique et accélèrerait la mutation du régime turc (ce qui n’est manifestement pas sans provoquer quelques remous à la tête de l’AKP). 

Le régime turc corrompu à large échelle, de la famille Erdogan aux organisations sociales proches de l’AKP (dont un scandale de pédophilie à large échelle touchant une fondation caritative proche du pouvoir et qui a été couvert par le gouvernement). 

La fuite en avant de l’AKP n’admet aucun retour en arrière et est encouragé par les dirigeants européens. Ainsi, la politique raciste, anti-migrants, en Europe contribue à la mutation d’un régime turc dont les connexions avec les groupes pro-Daesh et donc à la crise régionale au Proche-Orient alimentant en grande partie le flux de migrants fuyant la guerre en Syrie. C’est un véritable cercle vicieux dont l’impact est international mais également interne à la France. 

Face à cela, il s’agira, à long terme, d’analyser les transformations probablement désastreuses dans la région et, à brève échéance, est de dénoncer la levée des immunités des députés du HDP et leur probable arrestations.

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