mardi 26 juillet 2016

Brexit–Europe–Grèce. Discours de Stathis Kouvelakis au meeting d’ Unité Populaire à Athènes.


Les plaques tectoniques bougent à nouveau en Europe, modifiant le paysage très rapidement. Les brèches qui s’ouvrent dans la construction euro-unificatrice se concentrent autour de deux foyers : d’une part, le Brexit, d’autre part, de manière peut-être plus souterraine, mais tout aussi corrosive, la crise sociale et politique qui secoue la France.

CONTRADICTIONS ET POSSIBILITÉS DU BREXIT

Le « non » des Britanniques à l’UE est, de manière décisive, un « oui » des classes laborieuses et populaires du centre et du nord de l’Angleterre, à l’exception de l’Écosse et de Londres. Mais en même temps, sur un plan politique, la campagne du Brexit a été dominée par des forces réactionnaires, xénophobes et même ouvertement racistes, selon les instructions d’une aile du parti conservateur et du UKIP de Nigel Farage. Cela crée une série d’effets négatifs, visibles au milieu du climat trouble qui règne dans la société britannique, et plus particulièrement au sein de la Gauche, sans compter l’augmentation notoire des faits de violence raciste ou encore le meurtre de la députée travailliste Jo Cox, partisane du maintien, perpétré par un fanatique d’extrême droite.


La suprématie de la droite dans la campagne du Brexit a été largement utilisée comme un argument par tous ceux qui, au sein de la Gauche plurielle, entendent revendiquer le maintien dans l’UE et présenter le choix de la majorité du corps électoral comme ayant été dicté par le racisme et la xénophobie.

Il s’agit d’un argument qu’il faut absolument réfuter.

Le fait que les forces réactionnaires aient imposé le Brexit ne peut signifier qu’une seule chose à notre avis : le contrepoids, la Gauche politique et sociale, n’a pas fait son travail. En d’autres termes, elle n’a pas expliqué que l’UE est un organisme structurellement néolibéral, antidémocratique et impérialiste. Elle n’a pas expliqué que l’UE coordonne l’application des politiques d’austérité tandis que dans le même temps elle érige méthodiquement, depuis des décennies, une « Europe-forteresse », celle-là même qui ferme ses frontières aux migrants et aux réfugiés et transforme la Méditerranée en cimetière marin pour des dizaines de milliers d’entre eux.

C’est aussi l’erreur majeure de Jeremy Corbyn, qui a soutenu au final, bien qu’avec les nombreuses réserves et astérisques de circonstance, le maintien dans l’UE. En faisant ce choix, il s’est mis dans l’incapacité, en dépit de ses critiques contre l’UE, d’expliquer pourquoi le cœur de sa proposition (l’annulation de l’austérité et une politique étrangère pacifique, en dehors du cadre atlantiste) s’avère absolument incompatible avec l’UE. S’il l’avait fait, s’il avait pris position pour le Lexit, pour la sortie avec un signe positif de gauche, la situation eût été complètement différente aujourd’hui, avec la gauche et les mouvements politiques placés en position de force par rapport à un bloc urbain en proie à une crise profonde, au sein et en dehors de la Grande-Bretagne.

Malgré tout cela, il faut se féliciter du Brexit comme d’une évolution positive, également fondamentale d’un point de vue historique, et c’est ainsi qu’elle a fort justement été perçue en Grèce par les milieux anti-mémorandaires et la Gauche militante. Le Brexit constitue en effet le coup le plus sévère qu’ait reçu jusqu’à présent reçu le projet politique des classes dominantes européennes, connu sous le nom d’UE. Et ce coup est économique, mais surtout politique et idéologique. Le retrait de la deuxième économie de l’UE renforce les tendances centrifuges et déstabilise de manière cruciale l’« Union » (terme plutôt impropre désormais) restante des 27.

C’est là sans doute le point essentiel. Le Brexit porte un coup écrasant à la clé de voûte de l’idéologie européiste : la foi dans le caractère irréversible de l’ « unification européenne », la croyance selon laquelle elle constitue une sorte de fatalité, le cours naturel des choses et du progrès, l’idée reçue que s’opposer à elle signifierait se passer des ordinateurs pour revenir aux machines à écrire et aux fiches. En ce sens, le Brexit marque la fin de l’UE en tant que projet politique d’unification de l’Europe né des décombres de la Deuxième Guerre mondiale.  

Nous devons enfin nous arrêter sur un autre point relatif au Brexit pour nous poser la question suivante. Vu l’orientation politico-idéologique des forces qui dominaient, quel a été l’élément déterminant défendu par elles qui a donné sa dynamique à la campagne menée en faveur du retrait de l’UE ? Tout simplement la récupération de la souveraineté nationale et populaire, c’est-à-dire une requête fondamentalement démocratique. « Take control » (prenez le contrôle) fut la devise principale de la campagne du Brexit, et les sondages montrent que la raison fondamentale invoquée par tous ceux qui ont voté pour est : « le principe selon lequel les décisions qui concernent le pays doivent être prises au sein du pays » (49% contre 33% invoquant une « augmentation du contrôle des flux de migrants et des frontières »).

Naturellement, la récupération de la souveraineté nationale, tout comme la démocratie en tant que telle, n’est pas en soi une solution magique ni le gage d’un processus progressiste et positif, au vu des intérêts des travailleurs et du peuple. Nous pourrions vouloir la souveraineté nationale pour élaborer une politique anti-immigration et promouvoir davantage de déréglementation des conditions de travail, comme l’ont proposé les représentants de la droite lors de la campagne pour le Brexit, à savoir les Farage, les Johnson et consorts. Nous avons également besoin de la souveraineté nationale et populaire si l’on veut un gouvernement qui rejette l’austérité et le néolibéralisme, exerce unilatéralement une politique d’accueil en faveur des migrants et des réfugiés, et puisse briser la logique de l’Europe-forteresse.

C’est là sans doute l’erreur majeure de Corbyn et de tous ceux qui le soutiennent au sein du parti travailliste. En déléguant à la droite la remise en cause de l’UE, ils lui ont également délégué la question de la revendication de la souveraineté nationale et populaire, autrement dit la question de la démocratie. Et une telle situation contient d’immenses dangers. L’histoire nous apprend que lorsque cette question tombe entre les mains de forces réactionnaires, lorsque ces mêmes forces deviennent le représentant principal de la colère populaire, nous courons tout droit à des événements particulièrement désagréables.

LE RETRAIT DE L’UE, QUESTION STRATÉGIQUE DE LA LUTTE POUR L’HÉGÉMONIE

Nous aboutissons donc à la première conclusion : le Brexit ajoute une nouvelle dimension au processus en cours depuis la première phase de la crise capitaliste de 2008. L’opposition à l’UE établit très clairement la question stratégique de la lutte pour l’hégémonie politique et idéologique aujourd’hui en Europe. Pour le dire autrement, le choix n’est pas aujourd’hui entre une « bonne » et une « mauvaise » UE, entre une version ou une autre de la zone euro, comme continue de l’affirmer l’idéologie européenne en faillite, mais entre un conflit avec l’UE de droite ou de gauche. Sans exagération aucune, nous pouvons affirmer que notre pays a acquis sur cette question l’expérience la plus avancée, payant un prix exorbitant pour cela. En Grèce, l’UE a montré sans ambiguïté son vrai visage, se débarrassant de ses oripeaux de démocratie et de ses soi-disant « valeurs européennes ». Cela signifie que pour les gauches militantes et les forces anti-mémorandaires, notamment dans le temps de l’après-Brexit, l’objectif ne peut être rien de moins que le Grexit, le retrait de l’UE par référendum.

L’objectif ne peut être qu’une dissolution de l’UE de manière à ce que, des ruines de ce monstre, surgisse à la lumière un nouveau projet de coopération et de convergence des peuples européens sur le chemin du progrès social et du socialisme.
LE « PRINTEMPS FRANÇAIS » OU LE RETOUR DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE
J’en arrive à présent au deuxième désaccord auquel j’ai fait référence au début : la crise politico-sociale qui a éclaté en France depuis ces cinq derniers mois. S’il fallait résumer en quelques mots le sentiment qui fut le mien au cours de cette période, que j’ai eu la chance de vivre en direct presque au jour le jour, je dirais qu’il existe en France un « parfum » de printemps grec de 2011.

L’obstination de Hollande et du gouvernement Valls à faire passer la réforme de la législation sur le travail qui n’est rien d’autre qu’un transfert d’une grande partie de l’« acquis mémorandaire » au cadre français, a déclenché la crise. Ces dispositions sont par ailleurs celles que soutient l’UE dans tous les pays européens où elle estime que des bribes du droit du travail subsistent encore, comme nous l’avons vu avec le Jobs Act de Renzi en Italie et le nouveau cycle sur le travail qui attend la Grèce. Outre l’opinion publique, opposée à une écrasante majorité, Hollande et Valls ne disposent même pas de la majorité au parlement pour faire passer la loi qui porte la signature de la ministre du Travail El Khomri. Une grande partie des députés du parti socialiste au pouvoir refusent non seulement de voter cette loi, mais ont même essayé de déposer une motion de censure contre le gouvernement Valls, sans malheureusement réunir le nombre de signatures nécessaire malgré la diligence des députés du PCF.

Pour surmonter l’écueil, en interne et en externe, du rejet par le Parlement, Hollande et Valls ont dû avoir recours aux procédures de dérogation. Au Parlement, ils ont appliqué l’article 49.3 de la constitution qui autorise l’approbation de projets de loi sans qu’ils soient soumis au vote ( !), avec comme unique possibilité de rejet la déposition et le vote d’une motion de censure à l’encontre du gouvernement. Mais surtout, Hollande et Valls ont imposé une répression policière inouïe pour le contexte de toute la période d’après mai 68, dans le but évident de créer un climat de peur et de tension. La seule chose qu’ils ont réussi à faire jusqu’à présent c’est la destruction de la base sociale survivante de leur parti, avec pour résultat des sondages montrant à l’unisson un François Hollande inexistant au second tour des élections présidentielles de l’année prochaine, avec un pourcentage inférieur à 15%. À partir des termes qui reviennent le plus souvent dans les commentaires des politiques quand ils font référence au futur qui se dessine pour le parti socialiste s’est formée l’expression « Pasokisation ».

Ce n’est pas seulement la violente offensive néolibérale, la répression et l’avancée autodestructrice d’une social-démocratie abâtardie qui donnent un parfum grec de 2011 à la conjoncture française. C’est surtout l’apparence impétueuse d’un mouvement social étendu, polymorphe, éminemment révolutionnaire, profondément social et soutenu par la majorité. Dans cet élan a convergé le mouvement syndical ouvrier, qui a lutté avec des grèves longues et dures, particulièrement dans les secteurs portuaires et des raffineries, ainsi qu’une grande partie de la jeunesse étudiante et lycéenne, laquelle a développé (tout au moins concernant les mesures françaises) de nouvelles formes d’actions collectives.

Cette jeunesse est descendue dans la rue, a occupé les places, a participé à la défense des grèves, a débattu, en dépit des difficultés et des réserves mutuelles, avec les syndicats et le mouvement ouvrier. Elle s’est soulevée non seulement sur ce point spécifique, c’est-à-dire la loi El Khomri, mais comme l’affirmait l’un des slogans principaux repris sur les places, « le monde produit par la loi El Khomri ».
Le monde de l’absolutisme patronal, la commercialisation sans limites et le désastre environnemental, l’autoritarisme et la violence raciste.

Depuis plusieurs décennies, c’est sans doute la première fois qu’a retenti aussi fort le discours anticapitaliste ascendant, « mis en situation », porté par les segments les plus avancés du mouvement ouvrier et de la jeunesse.

La préparation politique et l’expression de ce mouvement sont indubitablement la clé des évolutions des prochains temps. Sans aller plus vite que la musique, notons cependant la dynamique que semble acquérir la candidature de la personnalité la plus en vue de la gauche révolutionnaire française, celle de Jean-Luc Mélanchon, lequel selon les sondages, bénéficierait d’un net avantage sur Hollande. Ce n’est naturellement pas un hasard si la figure montante de Mélanchon brandit de plus en plus l’étendard de la confrontation avec l’UE. Depuis qu’il a salué le Brexit comme une évolution positive, qui ouvre grand la voie à la question de l’UE et de sa légitimité, Mélanchon aime à se présenter comme « le candidat de la sortie des Traités européens ». Et il fait clairement savoir que si l’Allemagne et ses satellites en bloquent le réexamen, alors un futur gouvernement français de gauche n’aura pas d’autre choix que le recours au référendum pour pouvoir sortir de l’UE.

L’autre référence de Mélanchon qui explique l’évolution de sa position est la Grèce. L’enseignement qu’il a tiré de la capitulation de Tsipras et de son gouvernement est que toute confrontation avec l’UE n’a aucune perspective sans un « plan B » comprenant l’option de la sortie de la zone euro et de l’UE. À l’initiative de Mélanchon et de Oscar Lafontaine, le débat a été lancé par deux conférences à Paris et Madrid, auxquelles ont participé des personnalités et des forces issues en majorité de la Gauche européenne révolutionnaire.

LA CRISE FRAPPE LE CENTRE DE L’EUROPE

La seconde et dernière conclusion est donc que l’épicentre de la crise s’est désormais déplacé des pays de la périphérie, qui étaient les « maillons faibles » de ces dernières années, vers les pays du centre de l’Europe. L’accentuation des tensions entre classes sociales, les heurts dans la construction de l’ensemble européen et la crise de légitimité du plan stratégique des classes dirigeantes européennes ouvrent de nouvelles possibilités d’intervention ascendante. En Angleterre, ce phénomène a pris l’apparence de la révolte des urnes pour le Brexit. En France, comme il sied à sa tradition révolutionnaire, il a pris la forme d’un soulèvement des travailleurs et de la jeunesse, le premier conflit social de grande ampleur qu’ait connu un pays important en Europe depuis le début de la décennie.

Cette double brèche définit aussi le défi que la gauche, et plus particulièrement les forces qui livrent le combat anti-mémorandaire dans notre pays, doivent relever. Les évolutions que connaît le centre de l’Europe renforcent et préparent le terrain pour la contre-offensive, après le désastre auquel le peuple grec a été conduit par l’infâme tradition de Tsipras et de SYRIZA. C’est là le double message envoyé par les urnes britanniques et la rue et les places de France : le temps du deuil et des larmes touche à sa fin, un nouveau cycle commence.

En l’honneur du Brexit, je terminerai sur ces vers universellement connus du poète et révolutionnaire anglais, philhellène et ami intime de Lord Byron, Percy Shelley. Ce sont les derniers vers d’un poème qu’il composa le jour qui suivit le carnage de Peterloo, en 1819, lorsque les gendarmes massacrèrent des ouvriers rassemblés pour exiger le droit de vote. We are many – they are few. « Nous sommes nombreux, ils sont peu nombreux ».

Traduction :Vanessa DE PIZZOL

https://unitepopulaire-fr.org/2016/07/26/stathis-kouvelakis-au-meeting-d-unite-populaire-a-athenes-brexit-europe-grece/

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