lundi 11 juillet 2016

Royaume-Uni. Le Brexit: un désastre en préparation depuis des décennies, par Gary Younge


Il y a une semaine, contre l’avis de l’establishment politique de ce pays, la Grande-Bretagne a voté de peu [51,9%] la rupture avec l’Union européenne (UE). Quelques jours plus tard, ce même establishment était sur la voie d’une implosion complète: le pays n’a effectivement plus de gouvernement ou d’opposition, il est dénué de leadership, dépourvu de direction. Alors que la livre sterling s’est effondrée et que les marchés tanguaient, le chancelier de l’échiquier [le ministre des finances] était aux abonnés absents pendant trois jours tandis que Boris Johnson [maire de Londres entre 2008 et 2016], le membre le plus en vue de la campagne Leave, a passé le week-end non pas à préparer un plan pour l’avenir de la nation, mais à jouer au cricket et à écrire sa tribune pour le Telegraph. Après avoir affirmé son droit à la souveraineté, le pays ne trouve en ce moment personne pour la mettre en œuvre.


En même temps, le prix même de la victoire du référendum – quitter l’UE – reste non réclamé. L’article 50 du Traité de Lisbonne définit le processus pour sortir de l’UE. Une fois que ce dernier est invoqué, le pays a deux ans pour négocier les termes du divorce. Mais personne ne va y toucher. Le Premier ministre David Cameron, qui a mené la campagne pour rester au sein de l’UE, a annoncé sa démission quelques heures après que le résultat a été connu, insistant sur le fait que son successeur devait être celui qui a appuyé sur la détente. Johnson, qui est le remplaçant favori de Cameron, proteste qu’il «n’y a pas lieu de se hâter» [puis, le jeudi 30 juin, B. Johnson a annoncé qu’il ne serait pas candidat au poste de Premier ministre]. Au cours de la campagne, «notre» rupture avec l’UE disposait de parents nombreux fiers et affairés. Dans la victoire, elle est orpheline.

Dévoilant le visage non pas d’un Etat failli, mais plutôt d’un Etat résolu à l’échec, la réputation de la nation est dégradée, sa monnaie dévaluée et sa bourse frappée. Le jour du vote, les tenants de la campagne du Leave nous ont rappelé que nous étions la cinquième économie mondiale et que nous étions à même de nous prendre en charge. L’après-midi suivant, notre monnaie était suffisamment décimée pour que nous atteignions le sixième rang, derrière la France [cette affirmation manque de fondement, voir cet article].

Au milieu de la panique qui a suivi, certains politiciens ont affirmé que nous pouvions simplement ignorer le résultat du référendum: David Lammy, député travailliste de Tottenham [quartier de Londres], a suggéré que ce dernier était «consultatif et pas contraignant». Il a insisté pour que le parlement convoque un nouveau référendum afin d’éviter une catastrophe économique. Un grand nombre de gens ont signé des pétitions pour que le gouvernement fasse de même. Un avocat éminent, Geoffrey Robertson, a de son côté souligné qu’un deuxième référendum n’était pas nécessaire pour en renverser le résultat: le parlement pouvait se contenter de le refuser par vote. «Notre démocratie n’autorise pas, encore moins requiert, que des décisions soient prises par référendum», a-t-il écrit. «La démocratie n’a jamais signifié la tyrannie de la majorité simple, encore moins celle de la foule.»
Certains ont affirmé que l’on ne pouvait laisser le dernier mot d’une décision aussi importante à des électeurs ordinaires: ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils voulaient, ou ils ont été trompés pour désirer une chose qui les affecterait, ou encore qu’ils étaient trop ignorants pour faire des choix informés lorsque ce n’était pas, peut-être, parce qu’ils désiraient simplement la mauvaise chose. Une fraction significative du pays était dans l’esprit de recommencer: un esprit accru par un mépris de classe considérable ainsi que par l’envie reconnaissable entre toutes de supprimer le droit de vote universel pour les «gens stupides», incapables de prendre de bonnes décisions.

Tout a changé: nous avons décidé de mettre un terme à une relation de plus de 40 ans avec nos partenaires du continent et les conséquences sont profondes. L’indépendance de l’Ecosse est une fois de plus en jeu; à Westminster, les démissions du cabinet fantôme se sont succédé dans les heures qui ont suivi le vote; au cœur de la City, des milliards se sont envolés en un jour. En réalité, la seule chose qui n’a pas changé c’est la question même qui a déclenché tout cela: notre appartenance à l’Union européenne. La seule chose que nous sachions avec certitude, c’est que nous ne savons pas comment ni quand nous allons effectivement la quitter. Nous sommes simultanément en chute libre et dans une impasse, en un moment de désorientation collective intense. Nous ne savons pas ce qui se passe et tout va très vite.
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La seule chose qui est toutefois pire que le résultat et ses conséquences, c’est l’atmosphère empoisonnée qui l’a rendu possible. Les standards de nos discours politiques se sont effondrés plus rapidement encore que la livre sterling et ils ne peuvent être ravivés aussi aisément. Cela ne s’est pas produit en une seule nuit. Le comportement regrettable de la campagne référendaire n’était que l’indication ultime de l’état de décrépitude de notre politique. Une politique dominée par des appels éhontés à la peur, comme si l’espérance valait à peine qu’on l’évoque, le public britannique n’est pas d’une meilleure nature et un avenir meilleur n’attire pas. La xénophobie – qui n’est plus désormais masquée, distinguée ou camouflée dans un emballage mais au contraire nue, effrontée et impudente – a reçu carte blanche. Une semaine avant le référendum, une députée a été assassinée dans la rue [la travailliste Jo Cox]. Lorsqu’on a demandé au tribunal le nom de l’homme accusé, il a répondu: «Mort aux traîtres! Liberté pour la Grande-Bretagne!»

Le jour qui a suivi le référendum, de nombreux Britanniques se sont réveillés avec le sentiment – certains pour le meilleur, d’autres pour le pire – qu’ils vivaient soudainement dans un pays différent. Ce n’est cependant pas un pays différent: ce qui nous a amenés ici couvait depuis très longtemps.
L’élément que l’on oublie souvent de la fable d’Esope du garçon qui crie au loup, c’est qu’à la fin, il y a vraiment un loup. En effet, l’histoire n’aurait pas de morale si le loup n’apparaissait pas et qu’il n’exterminait pas le troupeau du berger. Mentir a des conséquences qui durent bien plus longtemps que les tromperies individuelles: cela ruine la capacité du menteur de convaincre les gens lorsqu’il se passe vraiment quelque chose.

La source de la méfiance entre l’establishment et le pays n’est pas difficile à comprendre. La semaine prochaine, l’enquête Chilcot [du nom de John Chilcot; l’enquête s’est déroulée de 2009 à 2011, mais elle n’a pas été rendue publique jusqu’en juillet 2016] publiera ses conclusions sur la guerre en Irak. Après l’Irak, nous avons fait face à une crise économique que peu d’experts ont vu venir avant qu’il ne soit trop tard. L’austérité s’en est suivie; les experts affirment désormais qu’elle est précisément la mauvaise réponse à la crise, mais elle est malgré tout mise en œuvre.

Lorsque les dirigeants choisissent les faits qui les arrangent, ignorent ceux qui leur déplaisent et, en absence de faits adéquats, les inventent simplement, les gens ne cessent pas de croire aux faits: ils cessent de croire les dirigeants. Ils ne le font pas parce qu’ils sont trop émotionnels, parce qu’ils manquent d’éducation, sont écervelés ou pragmatiques, mais parce que la confiance s’est érodée à un tel point que le message est tellement taché par le messager qu’il en perd toute valeur.

C’est le loup dont nous avions été avertis. Il met désormais en pièces notre culture politique et attaque notre bien-être économique. Nous avions été prévenus par des dirigeants dans lesquels nous n’avions aucune confiance. Nous avons donc choisi les faits qui nous plaisaient, et nous avons tous souffert. Le loup ne fait pas de distinction. Ainsi que nous le rappelle Esope à la fin de la fable: «Personne ne croit un menteur, même s’il raconte la vérité.»

Cette méfiance est à la fois mutuelle et ancienne, suscitant deux tendances claires dans la politique électorale britannique. La première: une chute de la participation. En 1950, 84% des Britanniques ont voté lors des élections générales; l’année dernière le chiffre atteignait 66%. Le déclin n’a pas été linéaire, mais la trajectoire générale est constante. Entre 1945 et 1997, la participation n’a jamais été inférieure à 70%; depuis 2001, elle n’a jamais atteint ce chiffre.

La seconde relève d’une fragmentation de l’allégeance politique. Pendant la majeure partie de la période qui a succédé la Seconde Guerre mondiale, la politique anglaise reposait en réalité sur un système bipolaire. En 1951, 97% des suffrages sont allés soit aux conservateurs, soit aux travaillistes. 
L’année dernière, le total combiné a atteint 67%. Moins de gens votent, et moins de gens veulent voter pour les deux grands partis. Avec un système électoral majoritaire, où le premier qui passe ramasse tout, qui a été conçu pour garantir que l’un de ces deux partis obtienne la majorité, nos gouvernements président désormais avec une légitimité diminuée sur un paysage politique divisé. Les conservateurs de Cameron ont été élus l’année dernière avec seulement 24% de l’électorat potentiel. En 1950, Winston Churchill a été défait alors même que 38% de l’électorat potentiel le soutenait [43,4% des votants effectifs].

Ces tendances ont des conséquences similaires sur la tactique des deux partis majoritaires. Sous Cameron, les conservateurs, qui ont perdu deux Premiers ministres sur la question européenne, ont pu abandonner les éléments les plus chauvins de leur base pour gagner des voix au centre et se refaire une façade, celle du parti raisonnable de la modernité britannique. N’étant plus le «méchant parti», la direction des conservateurs a embrassé le mariage gay, a recherché avec ténacité des porte-parole qui ne soient pas Blancs et a développé une ligne plus modérée sur l’Europe que ses membres pouvaient soutenir.

Le Labour a aussi pu se repositionner, en sachant qu’il pouvait continuer de gagner des élections même s’il perdait des électeurs. Ceux qui ont voté pour le Brexit tendaient à être Anglais, Blancs, pauvres, moins éduqués et pauvres. A l’exception des personnes âgées, ces catégories constituaient la base traditionnelle des travaillistes. Mais le parti n’a plus de contact avec elles depuis un certain temps. Le projet du New labour [ladite «troisième voie», le parti blairiste] a, à la fois, élargi et rétréci l’audience du parti: un tournant marqué vers la droite a été opéré, réalisé sur la base du calcul conscient que le cœur de ses «partisans» n’avait d’autre endroit où se rendre [d’autres options électorales].

La coalition des liberals métropolitains, des habitants des villes, des minorités ethniques, des syndiqués, des membres de la classe laborieuse du Nord et de la majorité de l’Ecosse a commencé lentement à s’effilocher. La pauvreté a baissé «en moyenne», alors que l’inégalité a crû. Les appels à une politique de classe ont frayé le chemin à des messages plus ambitieux. Alors que je couvrais les élections de 2001, je me souviens l’indifférence que recevait Tony Blair durant la campagne électorale. Il apparaissait devant des petites foules de curieux avant d’agiter la main au-dessus de leurs têtes à distance moyenne pour les caméras. Ils votèrent pour lui – l’alternative était William Hague menant campagne devant le sigle de la livre sterling – mais ils n’étaient pas le moins du moins inspirés par lui ou son parti.

Dans les zones où le Labour réalisait jusqu’alors des résultats, les votes ont commencé à s’effondrer. Blair a gagné les élections de 2005, pour la troisième fois consécutive, avec seulement 9,5 millions de suffrages – moins que ce qu’avait obtenu Neil Kinnock lorsqu’il a perdu face à Margaret Thatcher en 1987. Il était en outre impossible de connaître l’étendue des soutiens restants avant qu’ils ne soient testés. Désormais, ces tests sont connus: en Ecosse, il vient du SNP [Scottish National Party, considéré comme plus à gauche que le Labour et dont la dirigeante est Nicola Sturgeon], alors qu’il provient de l’UKIP en Angleterre et au pays de Galles.

Dans le sillage de ce référendum, il peut sembler secondaire de dire que nos partis politiques ont échoué quant à leur mission historique, mais nous n’en serions pas arrivés là si ce n’était pas le cas. Le parti mis en place par les syndicats afin de représenter les intérêts des travailleurs au parlement ne reçoit plus l’adhésion de ceux-ci. Il est vrai, près de deux tiers des électeurs du Labour ont voté Remain, mais une majorité écrasante de membres des classes laborieuses, des pauvres et des laissés pour compte ont placé leurs espérances dans le Leave. En même temps, le parti du capital et de la nation [les Tories] a porté un coup pénible à la City et à l’Union. Aucun de ces deux partis n’est à la hauteur.

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La campagne pour le Leave n’a pas inventé le racisme. Le déploiement de préjugés pour soutenir des fins électorales a une longue tradition dans ce pays, dénoncée souvent par ceux-là même qui y ont recours. La négligence, autant bénigne que maligne, qu’elle soit couverte ou ouverte, permet aux opportunistes d’utiliser ces préjugés à leurs propres fins. C’était là l’une de ces opportunités.

Les commentateurs liberals en sont venus à identifier automatiquement les pauvres britanniques à un dégoût enraciné des étrangers, mais en réalité la classe laborieuse britannique dispose d’une histoire distinguée d’antiracisme: des travailleurs du textile du Lancashire boycottant l’utilisation de coton cueilli par les esclaves de la Confédération américaine jusqu’à la bataille contre le fascisme à Cable Street [le 4 octobre 1936, dans cette rue de l’East End de Londres, des milliers de manifestants antifascistes se sont rassemblés et ont affronté le défilé de la British Union of Fascists d’Oswald Mosley, ainsi qu’à la police qui le protégeait] en passant par les campagnes de l’Anti-Nazi League ou encore le Mouvement contre l’apartheid. Au cours des derniers mois, des milliers de gens ordinaires se sont rendus à Calais pour apporter de l’aide aux réfugié·e·s.

A l’instar de toutes les classes de Grande-Bretagne, la classe laborieuse possède aussi une histoire de racisme, qui peut passer de la rue aux urnes. Quelquefois, ce racisme a pris la forme d’appels ouverts à une solidarité raciale blanche contre les non-Blancs. D’autres fois, il a pris des formes organisées, dans l’ombre du New Party d’Oswald Mosley, que cela soit le National Front ou le British National Party (BNP). Enfin, il a pu se réfugier dans le tissu de la politique dominante.


Le National Front a pris de l’ampleur au cours de la décennie 1970, mais sa progression a été émoussée par Margaret Thatcher, qui promettait d’être dure sur les questions d’immigration et exprimait sa sympathie pour les gens qui «sont véritablement effrayés que ce pays puisse être inondé par des personnes d’une culture différente». Le BNP est ensuite arrivé. Il a suscité une brève période de surveillance intense lorsqu’il a gagné, en 1993, un siège au conseil municipal de l’Isle of Dogs dans l’est de Londres. Par capillarité, le BNP est devenu un fait constant, bien que contesté, de la vie municipale britannique. Lors des élections européennes de 2009, le dirigeant du parti, Nick Griffin, a remporté l’un des deux sièges du BNP au Parlement européen. Cette même année, Griffin s’est retrouvé à l’émission Question Time de la BBC1. La montée de l’UKIP pompera tout l’oxygène à l’extrême droite et Griffin disparaîtra. Seulement pour être remplacé par Nigel Farage. Plus typique et volubile, moins agressif et grossier, Farage s’est concentré sur l’Europe et, ce faisant, a étendu l’attrait de l’extrême droite.

Les divisions semées par ce genre de mouvements ont toujours posé un défi particulier pour le Labour, dès lors que le cœur même de la base du parti est vulnérable aux changements sociaux et économiques. C’est la raison pour laquelle les partis chauvins ont toujours une meilleure audience lors des périodes de récession, lorsque les ressources sont rares et que les gens sont à la recherche d’un bouc émissaire. Dans une lettre écrite en 1870, qui, si l’on ne modifie que quelques mots, pourrait avoir été écrite récemment, Karl Marx décrit avec force cette dynamique: «Chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles: les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. [… voir note 1] Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes.»

Les Tories [conservateurs] ont consciemment entretenu cette flamme. En 2005, alors que le dirigeant conservateur Michael Howard [ministre des gouvernements conservateurs de 1985 à 1997] menait toute sa campagne électorale sur l’immigration – sur la base du slogan insidieux «pensez-vous ce que nous pensons?» – le député de ce parti à Castle Point, sur la côte de l’Essex, demandait dans un tract: «Quelle partie de la phrase “renvoyez-les” ne comprenez-vous pas M. Blair?» Au cours de ces élections, j’ai conduit dans les circonscriptions les plus diverses de ce pays (l’est de Londres) jusqu’aux moins diverses (St. Ives dans les Cornouailles). Dans les Cornouailles, Andrew George, le député du Parti libéral démocrate, affirmait que le racisme qu’il entendait le préoccupait particulièrement. «C’est la question qui rencontre de l’écho que favorisent les Tories», m’a-t-il dit. «Sur le seuil des maisons, les gens ne disent pas: “je vote pour les conservateurs en raison de leurs projets de réductions d’impôts”. Les gens disent, “nous sommes venus ici uniquement pour nous échapper des Noirs”, et il n’existait aucun embarras dans le fait de le dire à haute voix. Je suis très troublé par cela. Peut-être qu’ils ne jouent pas la carte raciale. Mais ils jouent la carte de l’immigration. En réserve, juste à côté se trouve la carte raciale.»  

Cette semaine, David Cameron a condamné les attaques xénophobes «méprisables» qui ont eu lieu dans le sillage du référendum sur l’UE. Mais le mois dernier, il galvanisait les fidèles conservateurs à Londres en affirmant que le candidat travailliste à la mairie de la ville, Sadiq Khan [élu maire], était de mèche avec un imam qui, selon Cameron, soutenait l’Etat islamique. Cette affirmation était si fausse que si le Premier ministre ne bénéficiait pas de l’immunité parlementaire le protégeant des accusations de diffamation, il aurait dû payer des dommages à l’imam, ainsi qu’a dû le faire Michael Fallon, le secrétaire à la Défense, lorsqu’il a répété cette remarque en dehors de la Chambre des communes.

A quelques exceptions près, la réponse du Labour a été moins grossière mais pas moins calculée. Le Labour tend à condamner le chauvinisme pur et simple avant de l’emballer dans la couverture confortable de la compréhension et d’une sympathie pour le raciste. Il proteste avant de se plier. Il présente systématiquement le racisme comme une chose mauvaise, mais il n’est généralement pas suffisamment courageux pour affirmer pourquoi l’antiracisme serait bien. Cela amène au pire des mondes. Le racisme et la xénophobie sont condamnés, mais jamais défiés, ce qui conduit ceux qui soutiennent de telles vues à se sentir réduits au silence et ignorés, mais jamais impliqués. Cela, en retour, les transforme en proies pour des mercantis comme Farage qui peuvent prétendre parler en leur nom.

Après que son parti a perdu en 1964 un siège à Smethwich, dans le West Midlands, suite à une campagne raciste notoire, le ministre travailliste Richard Crossman a conclu qu’«il était clair que l’immigration pouvait être la question pouvant faire perdre le plus grand nombre d’électeurs au Parti travailliste». Cette opinion était partagée par le gouvernement de Tony Blair. Blair a choisi les falaises de craie de Douvres pour tenir un discours électoral, en 2005, sur les réfugiés et l’immigration – lors de la photo de groupe, pas une seule figure noire n’était visible. En 2006, alors que la guerre en Irak sombrait dans le chaos, John Reid, le ministre de l’Intérieur, a dirigé l’attention sur l’ennemi interne: les musulmans intolérants. «Nous sommes en Grande-Bretagne», a déclaré Reid à une conférence du parti. «Nous irons où nous voulons, nous discuterons de ce que nous voulons et nous ne serons jamais intimidés par des brutes. Voilà ce que signifie être britannique.» 
Quelques années plus tard, Jack Straw [successivement ministre de l’Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères – notamment lors de la guerre en Irak – sous Blair et Brown] fera la leçon à des musulmanes sur ce qu’elles devaient porter lorsqu’elles se présentaient à ses permanences politiques publiques [Straw affirmait que le voile permettait d’entendre ce que disaient ces femmes, mais non de voir ce qu’elles pensaient. Cette tribune a déclenché des débats vifs, créant une «affaire du voile» britannique].

L’effet n’a pas véritablement émoussé la montée du racisme organisé, mais l’a au contraire renforcé, rendant certaines opinions acceptables et respectables. Elles se sont incarnées dans notre langage politique et nos institutions, où elles ont pu couver.

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Il nous reste encore à attendre des élections générales où la race et l’immigration seront les questions déterminantes. Si cela devait être le cas, on peut s’attendre à ce que l’UKIP fasse un résultat bien meilleur qu’auparavant. Lors des élections, les gens votent pour des partis dont ils croient, dans l’ensemble, qu’ils s’identifient avec leurs préoccupations sur un grand nombre de questions. Mais le référendum n’était pas une élection générale. Il s’agissait d’un référendum sur l’appartenance à une institution mal-aimée à l’origine d’une «immigration massive» à une échelle que le gouvernement n’avait pas anticipée et pour laquelle la plupart des Britanniques n’étaient pas préparés.

Bien que de nombreux efforts aient été réalisés, depuis le référendum, pour démontrer que les zones où il y avait peu d’immigration étaient les plus opposées aux migrants, nous ne devrions pas sous-estimer la secousse qui a accompagné les effets de la libre circulation au sein d’une Union européenne nouvellement élargie. En 2003, j’ai quitté la Grande-Bretagne pour les Etats-Unis, avant que le pays n’ouvre ses frontières avec les pays de l’est. Après être revenu quelques fois en 2005, j’ai simplement arrêté de penser que tous les Blancs que je rencontrais à Londres parlaient anglais. Le potentiel transformateur était déjà clair: les Etats peuvent importer des travailleurs, mais ce sont en réalité des gens qui viennent [pour reprendre la formule célèbre de Max Frisch: «nous avons appelé des travailleurs; or, ce sont des hommes qui sont venus»]. Mes parents sont arrivés en Angleterre dans les années 1960 depuis la Barbade. Ils pensaient faire un peu d’argent pendant quelques années avant de rentrer «à la maison». Au lieu de cela, ils ont eu des enfants et ils sont restés. Je ne vois pas de raison pourquoi un grand nombre de ces nouveaux immigrés ne feraient pas de même – et je me demande comment le langage que nous utilisions pour parler de la «race» et des migrations changerait maintenant qu’il y a eu autant de nouvelles arrivées de Blancs, mais qui ne sont pas anglais.

Dans le passé, les sondeurs et les politiciens ont éludé les deux questions – considérant que les facteurs «race/immigration» constituaient un seul sujet de préoccupation. Cela n’a jamais été vrai ou exact, mais la situation nouvelle a rendu encore plus clair le fait que nous avons besoin d’un débat de fond sur le thème des migrations et des «races». Non pas la conversation dont les politiciens affirment toujours que nous évitons, soit sur le prétendu impact effroyable des migrations [sur le pays], mais plutôt sur les besoins d’une nation vieillissante, sur nos politiques économiques et étrangères, sur la façon dont les migrant·e·s contribuent bien plus par l’impôt qu’ils ne bénéficient du système social ou encore sur le fait qu’il y a beaucoup moins de migrants que les Britanniques ne le pensent [un autre sujet, qui n’est pas évoqué ici, est celui de l’égalité des droits inséparable du droit à la libre circulation; entre autres un droit du travail équivalant pour l’ensemble des salarié·e·s, ce qui renvoie à un question de première importance en Suisse].

Par exemple, dans une enquête récente menée par Ipsos Mori, les personnes interrogées pensaient que les migrants en provenance de pays de l’UE représentaient 15% de la population alors qu’en réalité le chiffre ne s’élève qu’à 5%. Mais ce n’est pas tout: nous devons avoir une discussion sur les ressources dont les communautés ont besoin pour accueillir les nouveaux arrivants – les places dans les écoles, les lits d’hôpitaux, le logement – et sur qui est responsable des coupes dans les budgets qui permettaient de répondre à ces besoins.

Mais ce ne sont pas là les débats que nous avons. Il s’agit même de discussions que nous n’avons jamais eues. Ces thèmes ont été évités avec la dernière énergie et sciemment par nos dirigeants. Pendant des décennies, les questions de la «race» (la couleur des gens) et de l’immigration (le mouvement des personnes) ont été nettement mêlées, comme s’il ne s’agissait que d’une seule et même chose – comme si les «Britanniques» n’étaient pas aussi Noirs et que les Noirs n’étaient pas britanniques.

Semer la confusion sur la différence des migrants en provenance de l’UE et d’ailleurs, ou sur la distinction entre les «migrants économiques» et les demandeurs d’asile s’est révélé profitable aux politiciens et pas seulement à Nigel Farage. L’argument selon lequel le vote portait sur des questions «économiques» – dès lors que les migrants européens haïs n’étaient pas basanés ou noirs – est démenti par l’amalgame opéré entre tous les étrangers. Ce n’est pas un incident que l’affiche Breaking Point [point de rupture], révélée par Farage le matin de l’assassinat de Jo Cox, montrait des réfugiés syriens arrivant en Slovénie, une image qui n’avait presque aucun rapport avec le référendum. La xénophobie et le racisme sont aisément combinés et ils deviennent un poison particulièrement puissant au sein d’une population qui ne croit plus ses dirigeants.

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Décrire cela comme une révolte de la classe ouvrière contre les élites revient à donner aux élites bien plus de crédit qu’elles ne le méritent. Alors que les deux côtés étaient dirigés par des Old Etonians [Eton est l’une des écoles de «l’élite» britannique] et des anciens Bullingdon Boys [un club exclusivement masculin de l’élite, à Oxford, célèbre pour ses frasques], les élites allaient gagner quoi que vous glissiez dans l’urne.

Il serait plus exact de dire que les résultats reflétaient une ambivalence envers les élites des deux positions. Lorsque les dirigeants auxquels vous faites confiance se fichent de vous – et ne peuvent rien faire pour vous – demandez-vous ce qui est dans votre intérêt, il est sans doute raisonnable de les ignorer. Les gens auxquels on affirmait qu’ils seraient les perdants de la récession à venir pensaient qu’ils n’auraient rien à perdre; à ceux dont on disait que l’appartenance à l’UE leur offrait un certain nombre de droits et d’avantages considéraient que ceux-ci n’avaient pas de valeur. Il serait aussi faux d’imaginer que ces personnes ont voté consciemment en faveur du faragism, que de penser qu’ils ne pourraient jamais être tentés par ce dernier.

Sur ce point, ceux qui ont voté Remain devraient, pour le moins, concéder que si une majorité s’était prononcée pour rester, le pays n’aurait pas ce genre de débats. Si le Remain l’avait emporté, nous serions retournés à nos prétentions selon lesquelles tout s’est très bien passé. Ces gens qui étaient oubliés seraient restés dans l’oubli; ces communautés qui ont été abandonnées seraient restées invisibles par tous sauf ceux qui y vivent. Insister sur le fait qu’ils ne vont désormais plus souffrir ignore la réalité qu’à moins que quelque chose ne change, ils vont souffrir quoi qu’il en soit. Les partisans du Remain qui ont la sensation de ne pas reconnaître leur propre pays lorsqu’ils se sont levés vendredi matin [24 juin] devraient avoir une pensée pour le retraité de Redcar [ville du Yorkshire où d’importantes aciéries et usines chimiques ont été fermées] ou de Wolverhampton [ville du West Midlands où des usines automobiles et des aciéries ont été fermées au cours des dernières décennies, dont, récemment, une grande partie de l’usine Goodyear] qui s’est réveillé chaque matin des trente dernières années en voyant des usines se fermer et des entreprises déplacées, alors que le conseil municipal coupait dans les services sociaux et que des étrangers arrivaient, et se demandant où était allé le monde auquel il appartenait.

Une grande partie de ceux qui ont voté Leave sans aucun doute ressentiront qu’ils ont eu leur mot à dire après des années de rejet. Mais ils commencent à se rendre compte qu’on leur a menti. Même lorsque l’on pense qu’il n’y a plus rien à perdre, il apparaît que les choses peuvent toujours empirer. Et même lorsque l’on pense que personne ne dit la vérité, il se trouve que certaines fractions de l’élite peuvent et feront toujours plus de dommages à nos existences que d’autres.

Au nombre des illusions qui définissent le programme «populiste» de droite réside celle de sa capacité unique à rallier les pauvres autour de la question «raciale» et de la nation. Mais, même là, il ne peut donner une suite. Les dirigeants de la campagne du Leave ont entamé une retraite virulente au moment même de leur triomphe: ils ont reculé sur leurs promesses de contrôler l’immigration, de quitter le marché unique et de «rendre à notre National Health Service [système public de santé] les 350 millions de £ que l’UE nous prend chaque semaine» [argument central, mensonger, utilisé par la campagne du Leave]. Quitter l’UE ne diminue pas le pouvoir dont disposent les transnationales de déplacer les emplois industriels outre-mer ou celui des financiers dont la témérité a conduit à la fermeture de bibliothèques et à la réduction des allocations pour les personnes handicapées. Nous n’avons pas quitté le capitalisme mondialisé. Quelque chose va être entrepris contre la «libre circulation» des travailleurs – mais le capital sera toujours aux commandes.

La colère qui s’est déchaînée n’est pas dirigée contre les élites. Au lieu de cela, elle se répand à tout vent avec des effets alarmants: des Noirs sont maltraités dans les rues; un centre communautaire polonais a été dégradé; des enfants d’Europe de l’est sont raillés dans les écoles. Les liberals rendent les pauvres responsables, Cameron blâme Boris [Johnson], le Daily Express rend l’UE responsable («le vote Brexit est de la faute de l’UE: ignorer la Grande-Bretagne était une grande erreur»), le patronat se plaint de Cameron et de Boris, l’Ecosse de l’Angleterre, Londres du reste de l’Angleterre alors que les enfants blâment leurs parents et que l’Europe accuse tout le monde.

Le 31 décembre 1999, alors que les téléspectateurs américains regardaient en continu l’arrivée du nouveau millénaire, une zone horaire après l’autre, Peter Jennings, présentateur de la chaîne ABC, a fait part d’une appréciation sur l’histoire britannique récente alors qu’il regardait les feux d’artifice éclater dans le ciel au-dessus de la Tamise: «Ce pays a traversé tant de choses. En 1900, lorsque la reine Victoria était sur le trône, la Grande-Bretagne contrôlait un cinquième de la population mondiale. Mais ce spectacle fantastique des possessions britanniques a décru de telle sorte que… bon, Hong Kong a été désormais restitué et, bon… les îles Malouines sont encore britannique.» 

Depuis la crise de Suez [en 1956], la Grande-Bretagne s’est débattue pour maintenir sa place dans le monde moderne. Nostalgique de sa gloire ancienne, angoissée par sa situation diminuée, oublieuse de ses crimes passés, prétentieuse quant à son rôle à venir, elle a vécu sur sa réputation comme un aristocrate âgé peut vivre d’une fortune épuisée: frugalement et pompeusement, avec un sens aigu de son bon droit et un manque précieux de conscience de soi.


Disposant d’un passé de «grandeur», désormais plus aussi grande, la Grande-Bretagne s’est débattue dans sa trajectoire post-coloniale pour se trouver un statut qui corresponde à sa taille et à son budget. Nous essayons culturellement de jouer dans la cour des grands, nous disposons d’un poids économique significatif et souffrons d’une illusion de grandeur militaire (ne parlons pas de football, l’Angleterre lors de l’Euro 2016 a été battue, le 27 juin, par l’Islande). Lorsqu’est en jeu la politique étrangère et de défense, le désir de la Grande-Bretagne d’être prise très au sérieux est l’obstacle principal qui empêche qu’elle soit prise plus au sérieux. L’une des raisons principales évoquées pour conserver le système militaire Trident [les sous-marins nucléaires lance-missiles Trident de la Royal Navy] est que nous puissions «garder un siège à la table des grands». Notre implication militaire en Syrie n’avait pas pour but de faire une quelconque différence, mais d’envoyer un message. Puis il y a l’Irak. Dans la plupart des cas, la Grande-Bretagne a cherché elle-même le rôle qui faisait d’elle un vecteur entre l’Amérique et l’Europe. Périphérique en termes d’action, centrale pour le processus.

Le fait que notre capacité à remplir cette fonction pour les Etats-Unis a été sévèrement touchée – le président Barack Obama nous a demandé de rester et nous n’avons même pas voulu l’écouter – pourrait bien être l’une des maigres choses positives qui sorte de ce pétrin. En effet, notre statut moindre est déjà devenu clair en raison des tentatives qui ont été réalisées pour nous sortir nous-même de la situation dans laquelle nous avons choisi de nous trouver.

Alors que nous étions un pays membre de l’UE, l’Europe était préparée à faire de son mieux pour que cela fonctionne, même si nous étions une source d’irritation majeure. Maintenant que nous avons voté pour en sortir, ils veulent nous voir dehors. La chancelière allemande, Angela Merkel, n’aurait pu être plus claire. Elle n’est pas intéressée par une Grande-Bretagne convoquant un nouveau référendum et elle n’est pas inclinée à offrir le moindre privilège. Il n’y aura pas de «sélection des meilleurs morceaux. Il doit exister et il y aura une différence nette entre les pays qui souhaitent être membres de la famille européenne et ceux qui ne le veulent pas.» En d’autres termes, nous serons traités comme n’importe quel autre pays – ce qui est précisément ce que nous ne pensions pas être.

Cette tentative mélancolique de recouvrer un peu de notre ancienne gloire n’a pas bien servi notre politique et c’est un élément clé pour comprendre comment cela s’est produit. En absence de tout argument substantiel sur ce à quoi pourrait ressembler en ce XXIe siècle notre «reprise du contrôle» [autre slogan central de la campagne pour le Leave], nous devons nous contenter d’hommes comme Farage et Johnson qui agitent des drapeaux et se frappent le torse.

La feuille de route pour sortir de cette situation regrettable ne découlera pas d’une remise en cause des résultats d’une votation (même si cela était désirable) ou de la renégociation d’un accord avec l’UE (même si cela était possible). Cela se fera au travers d’une réinvention de la Grande-Bretagne dans laquelle une attention plus grande sera dévolue au travail, à la justice, à la communauté et à l’égalité qu’au drapeau, à la nation, à l’hymne national et à la culture. Au cours des 15 dernières années, les gouvernements et la presse ont alimenté les craintes quant à la capacité de la culture britannique de résister à l’intégration des musulmans – dont 70% ont voté Remain – alors qu’ils auraient dû se préoccuper de comment assurer des emplois à la classe laborieuse, blanche entre autres, dans l’économie britannique.

Le Brexit n’a pas créé ces problèmes. Il les a mis au jour et va sans doute les aggraver. La décision quant à savoir si nous restons ou non au sein de l’UE a été prise. L’alternative qui se présente devant nous est de savoir si nous sommes finalement prêts à affronter les questions que nous avons bêtement niées et si nous avons la capacité de nous lier aux communautés que nous avons négligemment ignorées.

(Article paru le 30 juin 2016 dans la rubrique The Long Read du quotidien britannique The Guardian. Traduction A L’Encontre. Gary Younge a notamment publié un ouvrage consacré à Martin Luther King et à son célèbre discours de 1963, The Speech. Plusieurs de ses articles ont été traduits par ce site: La culpabilité des Blancs ne réglera pas la question raciale. Seule l’égalité et la justice le peuvent; Une commémoration erronée de Je fais un rêve ainsi que La Dame de fer est morte, mais le thatchérisme continue à vivre.)
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[1] «Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens Etats esclavagistes des Etats-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. (Citation complète de Marx; rédaction A l’Encontre)

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